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La Route du Crabe
21 août 2019

Le Crabe boğuldu

> A l'occasion d'une dernière improvisation, nous suivons le conseil de notre hôte et restons une journée de plus pour profiter des environs et de la plage. En y allant, elle nous décrit les alentours depuis le port de plaisance. Au sud comme au nord, Ayvalık est peuplée de riches demeures ou de beaux ensembles collectifs, propriétés de familles d’Izmir, puis d’Istanbul. Nous glissons le long d'une sorte de lagon jusqu’à un point de bifurcation sur lequel la voiture pivote en direction des terres. Küçükköy, le village qu’elle propose de visiter colonisé par des Bosniaques, on ne sait pas trop pourquoi et une raison existe forcément, est une place qui connaît un attrait certain par l’ambiance « médiévale » qui y règne. Vieilles pierres et vieux bois offrent un nid parfait pour les ateliers d’artistes qui s’y sont établis depuis quelques années. Il s’avère que le lieu est aussi un repère pour ceux qui désirent acheter des drogues. Quelques boutiques parcourues, l’impatience grandissante des enfants nous poussent vers la place centrale pour s’offrir un petit déjeuner salé de börek accompagné d’un thé, de fromage et d’olives. Pour la deuxième fois, je bois quelques gorgées de Karadut suyu en jus. L’agitation qui règne est plus familiale qu’estivale, bien que.

Nous passons le porche d’une résidence classieuse qui borde la plage de Sarımsak, sa piscine et ses carrés d’herbe verte indiquent qu’il s’agit d’un resort de bon niveau. P. a droit de passage et de chaise-longue car le propriétaire est aussi celui de l’école de sa fille. Nous évitons de poser nos pieds sur le sable brûlant. La mer est calme, limpide et son étendue parfaite. Nous allons squatter longuement pour le bonheur des enfants. Les baignades se répètent, quelques commandes au serveur et l’après-midi file tranquillement. Arrive un moment futile où je devine que le seau en plastique de G. a dérivé dans la mer. Je n’analyse pas assez méticuleusement le courant, un homme me propose son masque alors que je m’estime à portée dudit seau. Me voilà arrivée à la brasse à ce maudit objet. En me retournant vers la plage, je remarque mon éloignement, j’opte pour une nage régulière sur le dos. Une drôle d’impression m’envahit lorsque je me retourne. Mon avancée est imperceptible, je n’étale pas la dérive du courant. Un sentiment de panique monte en moi, léger d’abord, qui sait comment le contrôler et l’inverser ? Je reprends la nage espérant régler mon souffle et les battements des jambes du mieux possible. Rien n’y fait, je suis toujours aussi loin. Il est temps de signaliser ma difficulté ; je balance mes bras en l’air en direction de la plage [je le ferai pas moins de trois fois par intermittence avec un sentiment de gravité et d’anxiété]. Si quelqu’un a vu quelque chose, il lui faudra le temps de m’approcher ou de prévenir, je dois nager encore et plus efficacement. Je m’épuiserai moins sur le dos, je rythme ma nage sur des battements de cuisse plus énergiques et un souffle destiné aussi à expulser l’angoisse. Il y a des chances que j’avance, mais cela est si imperceptible ; il me faut aussi éviter les crampes : option ultime, se laisser dériver mais je présume que le courant m’emportera vers le large ; option seconde, filer en diagonale pour porter vers le rivage à droite, option première, continuer frontalement par motivation instinctive. Noyé à Ayvalık pendant que ma femme et son amie se prélassent et que nos enfants rient et jouent, fuck it ! La panique n’est jamais très loin, mais la raison est une arme redoutable qui peut calmer les frayeurs et retarder les erreurs fatales. Je répète d’énergiques mouvements maîtrisés qui me portent plus près de baigneurs sur leurs plastiques gonflés. Cette reconnaissance me mobilise, tandis que mes jambes se font plus lourdes. A quelques brasses encore du monde des vivants, N. vient me rejoindre et soulage mes pensées. Le souffle court, les muscles engourdis, j’atteins le sable avec elle. Les filles m’avaient bien vu gesticuler sans tout à fait saisir le message jusqu’à ce qu’elles remarquent que je stagnais au large ou que je n’avançais que très partiellement. Je comprends à ce moment de pause que la condition physique est la seule issue de secours dans ces situations-là, quant à la panique elle vous tombe dessus comme elle s’échappe sans que vous y pouviez grand-chose.

Le soir tombe sagement sur cette plage qui se pare de nouveaux charmes : la mer ressemble à de l’huile d’olive dense, l'île de Lesbos se distingue dans une sorte de réfraction de la lumière, les baigneurs se transforment en ombres lointaines, la musique se veut plus électronique, et véritablement, je bénis cette bière et cette cigarette d’exister ici. Nous filons vers l’appartement de P. pour une pause éclair et le moment de se quitter à la gare routière arrive. Nous avons ressenti le bonheur d’être ensemble, alors nous sentons également la torsion du cœur ce mercredi à 23h30. <

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