Doğubeyazıt
> Je suis posé dans le premier hôtel croisé et mentionné sur le Guide. Il est minable, ne coûte que 20 YTL certes, mais j'aurais préféré une chambre avec spa, un lit « king size » et un bar rempli. Les murs qui s'effritent emportent par morceau la couche de peinture jaunasse, la salle d'eau est sordide et pour le moment, il n'y a pas d'électricité. En tirant la porte d’entrée de l’hôtel dont la fermeture rapide est assurée par l'installation d'un ressort, je me suis retrouvé dans un hall obscur malgré la luminosité extérieure, une télévision allumée pour quatre vieux, un escalier en bois recouvert d'une moquette autrefois sûrement plus étincelante. Une faille temporelle m'a fait croire qu'il était 17h00 alors que je voyais pourtant le soleil bien haut. Mon téléphone a proposé un changement d'heure automatique, j'imagine que nous sommes proche d'un nouveau fuseau horaire.
La rudesse du territoire se ressent partout. Mais les habitants sont toujours sympathiques à mon égard. On use moins du merhaba habituel, la religion s’est plus appesantie ici. La ville de prime abord n'est pas attrayante : « une bourgade poussiéreuse acculée près de la frontière iranienne ». Il fait environ -7°C ce soir et pas plus de 4°C à midi. Les trottoirs sont gelés, les salons sont équipés de poêle central, on y consomme plus souvent du thé, on fume à l'intérieur. Repartir demain après mon excursion semble encore une affaire bien compliquée. Je sens le poids de l'environnement. La mer Noire était grise, immobile et morte, le trait de côte occupé par la route et seul l'horizon faisait rêver aux pays là-bas (Géorgie, Russie, Ukraine, Roumanie) ; les reliefs sont imposants, pas aiguës comme les montagnes françaises, mais surdimensionnés et étendus, chaîne après chaîne tout autour ; les maisons finies sont misérables ; les immeubles ne seront jamais fignolés. Je crois que je me fragilise en vieillissant, ou alors la solitude pèse plus dans le froid que dans la chaleur.
Doğubeyazıt s'est apparemment endormie vers 20h00. Auparavant, le quartier a été plongé dans le noir à cause d'une interruption du courant électrique. Puis, la vague noire s'est déplacée un peu plus loin. Je comprends maintenant la présence des petits groupes électrogènes devant certaines vitrines. Vers 17h00, cette obscurité renforcée et la froideur supposent une vie bien différente de chez moi : il est difficile de trouver un restaurant ouvert pour se sustenter ou une sorte de bar. Mais le choix fut le bon : je m'offre un pide sans pareil, un ayran fait maison en discutant avec le propriétaire et ses employés. La télévision est allumée pour le football. Je file vers mon hôtel par la rue principale en phase de dallage que je commence à connaître assez bien. Elle est déserte. Demain, je me lève tôt pour atteindre un promontoire qui me fera découvrir ce que je cherche depuis si longtemps. Après, je ne dois pas rater la seule possibilité du retour vers l'ouest.
Longue pause dans cet hôtel qui fut jadis, sans doute, quelque chose de bien. J’ai deux bouteilles d’Efes bien fraîches. La télévision est à vomir. Dehors un café pond des infrabasses, je reconnais Stromae dans une version remixée, ça doit faire fureur en Turquie. Le pays aime viscéralement l'electronica ! La télévision balance les mêmes images voyeuristes d'actualités chaque heure sur chaque canal, en répétition. Un terroriste du PKK a été localisé et mis hors d'état de nuire, un séisme a retouché Van à deux heures et demi d'ici, quelques Syriens ont brûlés des drapeaux turcs. L'Est est-il une vraie poudrière. A 35 kilomètres, c'est l'Iran. Cette nuit jusqu'à ce matin, j'étais au bord de l'Arménie et au sud-ouest on trouve la concentration revendicatrice kurde de Diyarbakır, sous laquelle à quelques centaines de kilomètres, la Syrie jouxte l'Irak. La zone de naissance de l'Euphrate et du Tibre, Erzurum, rapidement traversée, est pourtant une aire historique de brassage et de melting-pot. Que s'est-il passé depuis le moment où des peuples tous différents se croisaient sur cette route de la soie et le moment où la chrétienté fécondait en pleine terre anatolienne ? Le sens de nos siècles est-il vraiment de se séparer, de se différencier et de prédominer, d'édifier nos propres croyances contre celles des voisins, de répandre nos us sous couvert de modernité ou de mondialisation inéluctable, mais pourquoi lutter contre sa propre envie d'aimer ce qui est ailleurs ? La télévision constate, zoome sur les corps, les drapeaux et amplifie les témoignages à chaud. Elle ne nous éclaire pas sur notre monde et ne donne pas de clés pour le comprendre, seulement des motifs de réaction. <